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Pierre Paul Pecquet, un chanoine amiénois à Vernon

Cet article est paru dans la revue Les cahiers vernonnais en janvier 2024.  


            Pierre Paul Pecquet s’apparente à un parfait exemple pour faire de la microhistoire. L’idée de ce courant de recherche est de s’intéresser à l’individuel et non plus aux masses. Il est originaire d’Italie et s’est développé dans les années 1970. Grâce à un personnage pris « au hasard », il nous permet d’éclairer l’Histoire autour de lui.

            Dans notre cas, ce sera le XVIIIe siècle et la Révolution française avec comme contour géographique principalement trois villes : Amiens, Paris et Vernon dans l’Eure, mais aussi d’autres lieux.

            Cette manière de procéder ressemble considérablement à une enquête policière. L’historien cherche des preuves du passage d’un individu dans toutes les archives possibles, mais également en utilisant les ressources disponibles plus récentes comme les moteurs de recherche, les livres en ligne, etc.

            Les « actes  classiques », (baptême/naissance, mariage, sépulture/décès) sont souvent (mais pas toujours) les plus faciles à trouver. Dans le cas d’un prêtre, c’est plus difficile, il faut retrouver sa signature dans les registres paroissiaux par exemple.

            Racontons donc l’histoire de Pierre Paul Pecquet, un Amiénois chanoine à Vernon, mais pas seulement.

 

 

Naissance et famille

 

 

            Pierre Paul Pecquet naquit dans la capitale picarde le 30 avril 1741[1], paroisse Saint-Michel, située à l’est de la cathédrale d’Amiens. Il est le fils de Pierre Paul Pecquet (1717-1794), fils lui-même de Paul Pecquet (vers 1682-1760), mon ancêtre à la dixième génération. Paul Pecquet, le grand-père paternel, est le parrain. La marraine est la grand-mère du côté maternel, Marie Antoinette Herche (vers 1688-1763), mère de Marie Françoise Daux (1718-1760).

            Le baptême a eu lieu le même jour. Particularité, « Morel », l’officiant, a obtenu l’accord du curé de la paroisse pour procéder à sa place. Il était prêtre chapelain de cette paroisse.

            Le père, comme le grand-père, sont notés comme étant « marchand de tourbes » et signent, mais pas la marraine. La tourbe est le moyen de se chauffer au XVIIIe siècle en Picardie. Jean Pagès, chroniqueur des années 1700-1715, indique que les petits ateliers industriels, qui vont des teinturiers aux brasseries, alimentent leurs chaudières avec de la tourbe[2]. « Marchand de tourbes » n’est qu’un des nombreux métiers qu’ils ont exercé. Par exemple, Pierre Paul Pecquet a été aussi marchand de vin, charcutier, tourneur en boîte de cartons, aubergiste et bourgeois d’Amiens. Ces informations ont été relevées dans les différents actes où il apparaît. Le métier principal de Paul Pecquet était maître charcutier, mais il a commencé sa carrière en étant ouvrier foulon puis teinturier et il a également été noté comme aubergiste.


Baptême de Pierre Paul Pecquet dans les registres de la paroisse Saint-Michel.

(Archives municipales d’Amiens)

 

            On remarque la belle signature de Pierre Paul Pecquet en bas à gauche alors que celle de Paul Pecquet est un peu plus hachée. Il était « malade de corps » au moment de son testament quelques mois plus tard.

            Seulement deux archives sont ensuite présentes pour nous permettre de retracer la vie de Pierre Paul Pecquet. Il est témoin dans l’acte de sépulture de sa mère, Marie Françoise Daux, décédée le 8 février 1760 à Paris, paroisse Saint-Laurent, faubourg Saint-Lazare. Mais sa résidence était rue Phélipeaux[3], paroisse Saint-Nicolas-des-Champs. Le document a pu être reconstitué suite à l’incendie de l’Hôtel de Ville lors de la Commune de Paris et déposé le 30 avril 1873 par le notaire Bréau. Nous y apprenons que la déclaration du décès a été faite par son fils, Pierre Paul Pecquet et Alexis Morel (a-t-il un lien avec le prêtre officiant à son baptême ?). Marie Françoise Daux a été enterrée dans le cimetière de la paroisse. Pourquoi n’est-ce pas plutôt Pierre Paul Pecquet père ? Il était peut-être en voyage d’affaires.

            Le 4 juin 1761[4] a eu lieu l’inventaire des biens de Marie Françoise Daux à la demande de Pierre Paul Pecquet père et en présence d’Alexis Daire, marchand fruitier, subrogé tuteur des enfants : Pierre Paul (né en 1741), Marie Marthe (née en 1747), Louis Damien (né en 1750), Henry François (né en 1752) et Marie Marguerite Victoire (née en 1756). D’autres enfants sont nés à Amiens, mais nous n’avons pas toujours retrouvé leur acte de sépulture. Pierre Paul Pecquet était l’aîné de onze enfants. Qui était Alexis Daire pour les Pecquet ? L’acte de la tutelle nous permettrait d’en savoir plus[5].

            Nous n’avons pas d’informations également sur les études qu’a pu mener Pierre Paul (fils), Paris regorgeait de lieux pour se former à la prêtrise et nous pouvons nous demander si ce n’était pas tout simplement à Amiens.

 

 

Vicaire à Rambouillet

 

 

            Une dizaine d’années plus tard, nous retrouvons la trace de Pierre Paul Pecquet comme vicaire à Rambouillet. En effet, nous découvrons une mention de lui dans la revue documentaire de la société savante locale[6]. Il est présent comme vicaire lors de la consé-cration de la chapelle du château de Rambouillet décidé par le duc de Penthièvre, petit-fils légitimé de Louis XIV.

            L’acte est inséré dans les registres paroissiaux de Rambouillet, en voici la teneur :

            « L’an mil sept cent soixante douze, le trente et un juillet, nous pierre augustin bernardin de rosset de fleury[7] par la grace de Dieu et authorité du st siège apostolique évêque de chartres conseiller du roy en ses conseils premier aumonier de la feu reine[8] et de Mme La Dauphine[9] nous sommes transportés à la chapelle que S.A.S. Mgr le duc de penthièvre a fait construire dans une des tours de son Chateau de Rambouillet, avons visité la dite Chapelle que nous avons trouvé dans la décence requise et en avons fait la bénédiction et y avons célébré la ste messe et avons permis a tout pretre approuvé de nous d’y célébrer aussi la ste messe donné audit Chateau de Rambouillet les jour et an que dessus en presence de Mtre julien hebert, curé de Cette paroisse, pierre delaisse, prieur, noël Picheri, curé du perrai, marc Claude Guenin, pierre paul pecquet, vicaire et jean-baptiste le chevalier, chapelain, soussignés : Guénin, vic, Le Chevallier, Delaisse, prieur, Pichery, curé du Perray, Pecquet, vic[aire] »[10].

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Oratoire du château de Rambouillet.

Crédit photo : Jérémy Vallade

           

Aujourd’hui, cette chapelle porte le nom d’oratoire, c’est donc une chapelle de dimensions restreintes, généralement située dans une maison particulière. Au départ, cette pièce appartenait à l’appartement d’assemblée aménagé à l’époque du comte de Toulouse (première moitié du XVIIIe siècle), elle servait à l’origine de salle de jeux. Le décor actuel est plutôt Louis XVIII même s’il reste des éléments du XVIIIe siècle[11]. En effet, le château de Rambouillet était la propriété du comte de Toulouse, Louis-Alexandre de Bourbon, fils illégitime de Louis XIV et de Mme de Montespan à partir de 1706 jusqu’à sa mort en 1737 où son fils, Louis-Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthièvre en hérite. De nombreuses années plus tard, Louis XVI demande à son cousin de lui céder le château. La vente est conclue le 23 décembre 1783 pour la somme de seize millions de livres. Le duc se retire au château de Bizy à Vernon. Le lien avec le duc de Penthièvre est important dans notre histoire.

            En cherchant dans les registres paroissiaux de Rambouillet, nous pouvons déterminer que Pierre Paul Pecquet a été vicaire de 1771 où il signe « Pecquet vic. » pour un décès sans qu’une date ne soit indiquée dans l’acte[12]. Il est certain qu’il s’agit bien de Pierre Paul, car il signe parfois également « P. P. Pecquet ». Il est présent au moins jusqu’au 29 octobre 1776[13], date du dernier acte où nous retrouvons sa signature.

 

 Signature de Pierre Paul Pecquet, vicaire à Rambouillet.

 

 

            Un vicaire est un prêtre qui assiste le curé dans une paroisse catholique. Sous l’Ancien Régime, il est habituellement choisi par le curé, puis approuvé par l’évêque. Il était rémunéré par le curé sur le revenu qui lui était attribué. Le curé en question était Julien Hébert lui-même vicaire à Rambouillet en 1766 et qui y est décédé le 30 nivôse an IV (20 mars 1796). Pierre Paul Pecquet n’était pas le seul vicaire, il y avait aussi Marc-Claude Guénin.

            Comment est-il devenu vicaire de Rambouillet ? Nous n’avons pas d’informations sur ce sujet, mais les archives diocésaines pourraient peut-être nous aider.

 

 

Chanoine à Vernon

 

 

            Nous perdons sa trace entre 1776 et 1789. A-t-il été curé dans une autre paroisse ? Nous ne le savons pas pour l’instant.

            Le testament du 7 septembre 1789[14] d’Antoine Clément Pecquet (son oncle), curé doyen de Grandvilliers (Oise), diocèse d’Amiens, nous apprend que ce dernier fait un don particulier à l’un des enfants de son frère : « M. [Pierre Paul] Pecquet, chanoine de Vernon, mon neveu » à prendre dans sa bibliothèque : « l’ancien et le nouveau testament de don Calmet, le dictionnaire de l’académie française, Silvius sur Saint Thomas, les conférences de Paris sur le mariage, l’usure et les restitutions ».

            Mais à partir de quand Pierre Paul Pecquet a-t-il été chanoine de Vernon ? Son acte de nomination aurait été fort intéressant, mais la seule information où il est mentionné provient des archives municipales de la ville normande. Il s’agit d’une liste du personnel de l’église collégiale de Vernon en date de 1790[15]. Elle commence par « S.A.R. Monseigneur le duc de Penthièvre ([chanoine] honoraire) ». Le lien entre Rambouillet et Vernon semble être le duc de Penthièvre, « chanoine honoraire » sans en exercer la fonction. S’ensuit une liste de chanoines : « MM. Boscus, doyen  ; Conrotte, Ratel, Dorléans, Dujardin, Lécrivain, Orré de Serisiers, du Tertre, de Kermen, Pecquet ».

 

 

Liste des chanoines de la collégiale de Vernon en 1790.

 

            Cette liste a été écrite à l’époque contemporaine sur une feuille de papier quadrillé bleu, collée à l’intérieur de la couverture d’un registre du XVIIIe siècle contenant la copie des anciennes chartes conservées dans les archives de la collégiale. Outre la liste des chanoines, nous avons à la suite celle des vicaires prêtres, des vicaires sous-diacres, du vicaire honoraire, des chapelains de chœur et des chapelains titulaires des différentes chapelles de la collégiale, des habitués[16], des clercs de semaine et des clercs de chaise[17].

            Des recherches permettent de retrouver la grande majorité des chanoines présents sur la liste. Jean Guillaume Boscus, né à Moissac (Lot), prêtre du diocèse de Cahors, ensuite prieur de Saint-Germain de Buzet[18] dans l’archidiocèse de Toulouse, enfin vicaire général du diocèse d’Évreux ; nommé par le comte d’Eu doyen de la collégiale de Vernon le 31 décembre 1772, il conserva ce titre jusqu’à la Révolution[19]. Il est décédé le 24 novembre 1811 à Vernon, à l’âge de soixante-douze ans. Jacques Conrotte n’a connu que le début de la Révolution française, car il est mort le 24 avril 1791 à Vernon, âgé de quatre-vingt-quatre ans environ, « prêtre curé de la ladite paroisse Notre-Dame de Vernon ». Jean Henri Dorléans est né à Concressault (Cher), ancien chanoine de la collégiale de Vernon est néanmoins décédé à Vernon le 1er février 1816, âgé de soixante-seize ans ; il habitait rue du Pont. Dujardin reste un mystère. Lécrivain était le principal du collège de Vernon à partir de 1773 ; ayant refusé de prêter serment à la constitution civile du clergé en 1790, il a donc été remplacé[20]. Orré de Serisiers s’appelait en réalité Antoine Jérôme Orré de Serisiers. Son décès a eu lieu à Vernon le 6 octobre 1807, il était noté comme desservant de la succursale de Verneuil, cinquante-sept ans, né à Poitiers (Vienne). « Du Tertre » et « de Kermen » ne forment qu’un seul homme portant les prénoms de François Guy. On trouve son décès en date du 5 brumaire an VII (15 nov. 1798) à Vernon. Il est noté comme ayant soixante-quatorze ans (né vers 1724), chanoine de la collégiale de Vernon et demeurant rue du Chapitre où il est décédé.

            Revenons quelques instants aux fondamentaux, le chanoine est un clerc diocésain membre d’un chapitre cathédral ou collégial. À la veille de la Révolution, le clergé de Vernon comprenait une centaine de personnes soit 2 % de la population, s’expliquant par les nombreux ecclésiastiques réguliers masculins et féminins présents dans la ville. Il y avait deux paroisses dont Notre-Dame siège du chapitre des chanoines et avait donc le titre de collégiale qu’elle conserve aujourd’hui. Normalement, le chapitre de Notre-Dame comptait douze chanoines dont le curé de la collégiale et le principal du collège alors que dans la liste de 1790, ils ne sont que neuf. Le chiffre varie selon les sources. Assistés de vicaires, de chapelains et de clercs, ces chanoines sont placés sous l’autorité du doyen. Le chapitre était relativement mal doté sur le plan foncier puisqu’il ne possédait que trois hectares de terres. Par contre, il était propriétaire de bâtiments, notamment de maisons situées autour de la collégiale dont celles où ils logeaient, rue du Chapitre. Selon Edmond Meyer, chaque prébende était de 2 200 livres par an et le doyen touchait 3 600 livres. Il s’agit de la part de biens prélevés sur les revenus d’une église et attribués à un clerc pour sa subsistance et en compensation du ministère accompli. En 1789, le revenu total du chapitre s’élevait à 29 700 livres[21].

            La collégiale de Vernon est l’une des plus anciennes de Normandie, en pierre calcaire de Vernon et avec un plan en croix latine. Elle dépendait du diocèse d’Évreux sous l’Ancien Régime. Sa construction a commencé au XIe siècle pour se terminer au XVIIe siècle. Le chœur est roman, mais la nef et la façade sont gothiques. L’édifice fait l’objet d’un classement au titre des monuments historiques depuis 1862.

            Vernon se situe à une place stratégique entre la vallée de la Seine et l’axe sud-ouest  nord-est d’Évreux à Beauvais, carrefour de voies fluviales et terrestres. La ville est aussi aux confins de la Normandie et de l’Île-de-France. Comptant 4 500 habitants au moment de la Révolution, elle jouait un rôle très important dans le ravitaillement de Paris en grains et en farines[22].


 

Collégiale Notre-Dame de Vernon. Source : Wikipédia

 

 

Dans les remous de la Révolution française

 

 

            En 1789, la Révolution française frappe aux portes de Vernon. La ville y prend part et l’édifice social fut bouleversé, mais l’éloignement de la ville de Paris donna un autre rythme. L’année 1789, période de tension, vit faire arbitrer ses conflits par la Constituante et par la commune de Paris. Puis, les années suivantes, les remous de la Révolution semblaient plus lointains. Pour revenir, en 1793, moment où Vernon se réinsère dans le mouvement révolutionnaire en luttant contre le fédéralisme normand[23].

            Dans les cahiers de doléances de 1789 du bailliage secondaire de Vernon, André Goudeau nous explique que « L’hostilité aux chanoines est manifeste. D’ailleurs, la suppression des collégiales (article 6) est réclamée de même que la disparition des pensions accordées aux chanoines (article 7) »[24]. Le cahier de doléances permettait aux assemblées chargées d’élire les députés des États généraux d’écrire leurs souhaits ou récriminations. Ce cahier de doléances semble assez classique, cahier urbain qui exprime ceux de la bourgeoisie. Il n’y a pas d’hostilité contre le seigneur local, le duc de Penthièvre, mais davantage envers les chanoines[25].

 

            Pierre Paul Pecquet est cité dans un ouvrage évoquant l’embarquement des prêtres réfractaires dans les ports de France[26] ; il est le numéro 826 : « Pecquet (Pierre Paul), de Vernon, Eure, passeport délivré par la municipalité de Vernon, le 6 septembre 1792 ». Cette liste indique un embarquement à Dieppe, à destination de l’Angleterre. L’ouvrage signale douze ecclésiastiques « de Vernon » embarquant à Dieppe en ce début de septembre 1792. Huit autres sont notés comme « curé », « chapelain » ou « vicaire ».

 

            Les archives municipales de Vernon ne conservent pas de passeports avant 1806 ; les archives départementales de l’Eure sont muettes à ce propos, il n’est donc pas possible de retrouver le passeport de Pierre Paul Pecquet. La Révolution avait aboli les passeports par un décret du 25 juin 1791 pour permettre plus de libertés. Elle les a rétablis par le décret du 1er février 1792 pour contrôler les émigrés royalistes. Les deux articles les plus intéressants sont les suivants : « Toute personne qui voudra voyager dans le royaume, sera tenue, jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné, de se munir d’un passeport », (article 1) et « Les Français ou étrangers qui voudront sortir du royaume le déclareront à la municipalité du lieu de résidence et il sera fait mention de leur déclaration dans le passeport », (article 5).

            Pierre Paul Pecquet et d’autres chanoines ont cru bon de partir de France en raison des risques encourus par la répression féroce qui s’annonce. En effet, la Révolution française a imposé la constitution civile du clergé le 12 juillet 1790 par décret, accepté par le roi le 22 juillet et promulgué le 24 août. Le clergé de ce décret regroupe tous les prêtres susceptibles de devenir « fonctionnaires publics » dans la nouvelle organisation de l’Église de France. Cette réorganisation est condamnée par le pape Pie VI en mars 1791, ce qui provoque sa division en deux : « constitutionnels » ou « jureurs », ceux qui prêtent serment et « réfractaires », ceux qui refusent. De plus, l’article 20 de ce décret parle précisément des chanoines : « Tous titres et offices autres que ceux mentionnés en la présente constitution, les dignités, canonicats, prébendes, demi-prébendes, chapelles, chapellenies, tant des églises cathédrales que des églises collégiales, et tous chapitres réguliers et séculiers de l’un et l’autre sexe, les abbayes et prieurés en règle ou en commende, aussi de l’un et de l’autre sexe et tous autres bénéfices [...] de quelque nature et sous quelque dénomination que ce soit, sont, à compter du jour de la publication du présent décret, éteints et supprimés sans qu’il puisse jamais en être établi de semblables ».  Les chanoines n’ont donc plus de raison d’exister, et sans prêter serment ils ne peuvent plus officier d’une quelconque manière. S’ils prêtent serment, ils peuvent exercer leur ministère comme curé ou vicaire de paroisse ou comme enseignant. Les archives de l’Eure possèdent la liste des ecclésiastiques non assermentés réfugiés à l’étranger en date de 1792 ; elle concerne les prêtres[27] mais le chanoine Pecquet ne se trouve pas à l’intérieur ni dans aucun autre document conservé par les archives. Néanmoins, sa présence dans la liste d’embarquement nous permet de dire qu’il n’a pas prêté serment. Le climat est tendu en France pour les ecclésiastiques. En effet, l’Assemblée législative vote la loi du 26 août 1792 décidant le bannissement hors de France des prêtres réfractaires et punissant de dix ans de réclusion ceux qui seraient arrêtés sur le territoire national[28]. Ces derniers décident souvent d’émigrer en Angleterre ou aux Pays-Bas autrichiens. À Vernon, en particulier, les prêtres sont plutôt réfractaires à l’inverse de ceux du département[29].

 

 

Exil et décès

 

 

            Les moyens modernes d’investigations ont permis de retrouver la trace de Pierre Paul Pecquet au moment où il meurt. La dernière partie de sa vie entre l’embarquement à Dieppe et son trépas reste obscure.

            Son frère, Louis Damien, et son beau-frère Charles Simon apparaissent dans l’ouvrage de l’historien Michel Zylberberg[30] : « Le relieur Charles Simon, tous domiciliés à Paris et Louis Damien Pecquet, demeurant à Vernon qui ont souscrit quelques obligations dont le montant ne dépasse pas quelques centaines de livres ». Ces deux hommes réclament le remboursement de leurs titres[31]. Le nom de Pierre Paul Pecquet apparaît ainsi dans plusieurs manuscrits présents aux archives nationales dont les cotes ont été obtenues grâce aux notes de bas de page de Michel Zylberberg.

            Le premier document date du 12 germinal an V, le second du 23 prairial an V (1er avril et 11 juin 1797). Ils comportent une liste de noms dont :

            - Charles Simon, relieur à Paris et sa femme Marie Marthe Pecquet (sœur de Pierre Paul et de Louis Damien), habitant à Paris rue des Fossoyeurs[32], n° 1044, division du Luxembourg ;

            - Louis Damien Pecquet, citoyen français, demeurant ordinairement à Vernon, mais étant présent ce jour à l’étude en son nom et pour sa sœur Marie Marguerite Victoire qui a fait une procuration chez le notaire Trichard à Vernon en date du 10 floréal an V et enregistré et légalisé par le notaire Gilbert le 29 floréal an V (29 avril et 18 mai 1797).

            Il est indiqué qu’ils sont les héritiers de Pierre Paul Pecquet dont un acte de notoriété a été passé devant le notaire vernonnais Trichard le 8 floréal an V (27 avril 1797) et dont le brevet original a été enregistré et légalisé par le notaire parisien Gilbert le 29 floréal an V (18 mai 1797). En effet, ledit défunt Pecquet était créancier de 1 662 livres et 4 sols de pareille rente sur sa tête pour le canal de Murcie suivant la reconnaissance faite chez le notaire Arnoult le 10 décembre 1777, n° 1062.

 

            Dans son ouvrage, Michel Zylberberg[33] explique comment avait été monté un emprunt pour financer la construction d’un canal en Espagne ; on apprend que les promoteurs de l’emprunt avaient fait « le choix de 17 commissionnaires dans différentes villes d’Espagne et d’Europe dont […] Mr Nicolas Arnoult[34], notaire au Châtelet à Paris ».

 

Il explique le lien entre le canal de Murcie et la France. Les gouvernements espagnols ont cherché dans la seconde moitié du XVIIIe siècle à renforcer la centralisation politique et à faciliter les échanges intérieurs en modernisant et en développant le réseau des transports espagnols. Ce sont surtout des étrangers qui se retrouvent à l’origine du percement des canaux avec l’appui des Espagnols bien entendu. Les raisons sont nombreuses. La France et l’Angleterre avaient déjà plusieurs années d’avance sur la construction de canaux. Les crises frumentaires avaient lieu en raison de la mauvaise circulation des céréales. Ce fut une société par actions pour le canal de Murcie avec à sa tête le prince des Asturies pour que l’État ait un représentant dans la direction. Le conseil de Castille se vit présenter le projet en 1770. Il fut accepté le 1er septembre 1774 avec une Real Cedula, qui approuve le creusement d’un canal d’irrigation et de navigation traversant les régions de Totana et de Lorca et alimenté par les eaux du fleuve Castril. Une seconde Real Cedula, le 4 juin 1775, approuva les règlements et le plan de financement du canal de Murcie. Les modalités, conçues par Jean Nicolas de la Corbière, genevois, demeurant à Lyon et ratifiées par Pierre Prades en Suisse le 31 août 1773, sont assez originales. Il s’agit d’un emprunt viager de douze millions de livres tournois, portées à quinze millions ultérieurement. La valeur unitaire des titres était fixée à un prix très bas soixante livres tournois. Un intérêt progressif de 5 % avait lieu pendant les deux premières années puis 6 % et pour atteindre 12 %. Les rentiers français ont accueilli l’emprunt de la compagnie avec enthousiasme puisqu’ils reçoivent 36,36 % des intérêts versés. Néanmoins, la compagnie du canal de Murcie connut des malversations. De plus, les plans étaient irréalisables et mal conçus. En 1785, le projet fut abandonné pour la construction de barrage qui devait permettre d’augmenter les surfaces irriguées des campagnes entourant Lorca. La construction des canaux s’est révélée décevante pour l’Espagne, mais les rentiers hollandais, français ou espagnols y ont perçu un intérêt annuel de 6 %.

 

            Le 29 floréal an V soit le 18 mai 1797, le citoyen Césaire Augustin Gibert[35], notaire, demeurant à Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré, division des Tuileries, premier arrondissement, a déposé quatre pièces. Les deux premières sont l’original de l’extrait mortuaire, délivré en latin par le curé de Saint Kilian en Westphalie le 20 août 1796 soit le 3 fructidor an IV, constatant le décès de Pierre Paul Pecquet la veille ; l’autre document est la traduction de cet extrait mortuaire[36]. La troisième et la quatrième pièce sont d’une part la procuration de Marie Marguerite Victoire Pecquet, sœur de Pierre Paul Pecquet faite à son frère Louis Damien Pecquet et d’autre part l’acte de notoriété passé devant le notaire vernonnais Trichard dont nous avons déjà parlé.


 

Sceau de la paroisse de Lügde

            Cet extrait mortuaire est rédigé par le curé de l’église paroissiale catholique de Saint Kilian de la ville de Lügde[37].

            Le curé de Lügde certifie que le 19 août 1796 a été inhumé le révérendissime et illustrissime[38] Maître Pierre Paul Pecquet, ci-devant chanoine de l’église collégiale Sainte-Marie de Vernon, diocèse d’Évreux, qui a demeuré chez moi une quinzaine de jours, né à Amiens le 30 avril 1741. P. P. Pecquet n’a pas exercé d’autres fonctions depuis son départ de France, semble-t-il. On peut également se demander où il se trouvait précisément entre le 9 septembre 1792 et le 19 août 1796.

            Le curé poursuit en expliquant les derniers moments de P. P. Pecquet. Il a reçu les sacrements et l’application de l’indulgence en présence de Maître Trogneux[39], prêtre français, la veille à 6 heures du matin. Ses forces diminuant imperceptiblement, il s’est endormi avec résignation dans le sein du Seigneur, après avoir fait deux confessions générales. Son convoi a été accompagné de 4 prêtres clercs, par autant de moines de Saint-François, par beaucoup de citoyens de nobles émigrés qui demeuraient ici à cause de la guerre. On a conduit ce personnage avec la pompe qui lui convient à l’église située hors la ville après la grande messe et différentes basses messes dites à d’autres endroits et après avoir donné l’absolution, il a été enterré à droite auprès de la tour, sa pieuse âme repose en paix en foi de quoi j’ai signé le présent certificat, scellé au cachet de la paroisse à Lügde, diocèse de Paderborn[40], cercle de Westphalie le 20 août 1796. Le curé est Johannes Herman Hulsenbeck.

 

            Il est fait mention de « nobles émigrés qui demeuraient ici à cause de la guerre ». La Révolution française a jeté sur les routes (et dans les bateaux) d’Europe environ 140 000 Français en raison de leur désaccord politique ou à cause de menaces. 44 % des émigrés sont des nobles ou des ecclésiastiques, mais on retrouve aussi des roturiers, des bourgeois et des paysans. Les zones d’émigration sont variées : la Grande-Bretagne, les cantons suisses confédérés, le Saint-Empire romain germanique (Hambourg, Cologne, Trêves), les États de la maison de Habsbourg comme l’Autriche, le royaume d’Espagne, la péninsule italienne, l’empire de Russie, les États-Unis ou encore le Bas-Canada.

 

 

Conclusion

 

 

            Pierre Paul Pecquet semblait avoir réussi à trouver un protecteur en la personne du duc de Bourbon-Penthiève, il se voyait assuré d’une existence tranquille en devenant chanoine dans la petite ville de Vernon. Malheureusement le Révolution devait bouleverser le destin du chanoine, obligé bientôt à fuir son pays. Nous ignorons le détail de ces quatre années d’exil commencées par son arrivée sur le sol britannique et se terminant par ces derniers jours de son existence, alors qu’il a été accueilli par le curé de la paroisse catholique de Lüdge, en Westphalie. La France à l’époque est dirigée par le Directoire et les armées de la République avancent victorieusement dans le pays où l’exilé avait trouvé refuge.

            Avec cet exemple de microhistoire, nous comprenons mieux la profonde rupture qu’avait pu constituer la Révolution pour certains Français amenés à quitter leur pays. Le destin de Pierre Paul Pecquet présente tous les éléments d’une vie brisée.

 

 

 

Zélie Jumel

 

 

Église Saint-Kilian de Lügde

 

 

L’auteure tient à remercier l’ensemble des services archivistiques mais aussi plus particulièrement Roselyne Peltier-Tellier, Olivier Dufour, Marie-José Leclercq, Guillaume Roussel, Sylvie Jumel (ma mère) et ma famille pour leur aide précieuse.


Si vous avez la moindre idée pour m'aider à trouver les blancs ou d'autres éléments, je suis preneuse bien évidemment.


[1]      Archives municipales d’Amiens, série 2E, 2E 264, 1740-1746, paroisse Saint-Michel, 30 avril 1741, « Baptême Pierre Paul Pecquet », page 38.

[2]              https://www.long80.com/latourbe.html, consulté le 5 octobre 2023.

[3]              Voie disparue lors de la prolongation de la rue Réamur entre la rue Volta et la rue du temple, VIe arrondissement actuel.

[4]      Archives nationales, M.C./ET/XXXVIII/461, Gabriel Pasquier de Voulges, 4 juin 1761, inventaire après décès de Marie Françoise Daux.

[5]     Ce document n’a pas été trouvé à ce jour, 04 décembre 2023.

[6]      Félix Lorin, « Rambouillet, la ville, le château », Mémoires de la Société archéologique de Rambouillet, tome XIX, 1906, p. 466-467. (Consultable sur google.livres).

[7]      Pierre Augustin Bernardin de Rosset de Fleury est né le 3 mai 1717 au château de Perignan (Aude) ; cet évêque meurt le 13 janvier 1780 au palais des Tuileries, à Paris.

[8]              Marie Leszczynska à partir de 1743

[9]              Marie-Antoinette

[10]    Archives départementales des Yvelines, série 5Mi, 5Mi 1870, 1770-1779, Rambouillet, « Baptême Mariage, Collection communale », page 69.

[11]            Panneau d’information du château de Rambouillet sur l’oratoire.

[12]    Archives départementales des Yvelines, série 4E, 4E 2271, 1771-1778, « Rambouillet, Baptême, Mariage Sépulture, Collection du greffe », page 36.

[13]    Ibid, page 155.

[14]    Archives départementales de la Somme, série 1B, 1B105, 18 7bre 1789, testament d’Antoine Clément Pecquet.

[15]            Archives municipales de Vernon, série 3Z, 3 Z 13, liste du personnel de la collégiale de Vernon en 1790.

[16]    Un habitué est un prêtre n’ayant pas de charge ni de dignité précises parmi le personnel d’une église, mais qui assiste à l'office divin, il sert à diverses fonctions dans la paroisse.

[17]    Les clercs de chaise, des ecclésiastiques destinés à la prêtrise, étaient assis sur une chaise, dite « chaise de chœur ». Quant à eux, les chanoines disposaient dans le chœur de stalles disparues aujourd’hui.

[18]            Il s’agit de Buzet-sur-Tarn, dans le département de la Haute-Garonne.

[19]            André Goudeau, « Vernon pendant la Révolution », numéro Spécial des Cahiers vernonnais, n° 33, 2011.

[20]            Ibid., page 57.

[21]            Ibid., page 26.

[22]            Ibid., pages 17-21.

[23]            Ibid., pages 67 et suivantes.

[24]    André Goudeau, « Le cahier de doléances du bailliage secondaire de Vernon », Les Cahiers vernonnais, n° 12, 1988, page 16.

[25]            André Goudeau, « Vernon pendant la Révolution », numéro spécial des Cahiers vernonnais, n° 33, 2011.

[26]    Émile Sevestre, Xavier Eude et Édouard Le Corbeiller, La déportation du clergé orthodoxe pendant la Révolution française, registre des ecclésiastiques insermentés embarqués dans les principaux ports de France, août 1792 - mars 1793, Paris, 1913. (Consultable sur Internet Archive et reprint chez Forgotten Books).

[27]    Archives départementales de l’Eure, série 57L, 57L15, liste des ecclésiastiques non assermentés réfugiés à l’étranger en 1792.

[28]    Germain Sicard, « La répression contre les prêtres "réfractaires" en Haute-Garonne et dans le Midi toulousain durant la Révolution française », Religion et politique dans les sociétés du Midi. Actes du 126e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « Terres et hommes du Sud », Toulouse, 2001. Paris, Éditions du CTHS, 2002, pages 279-288. (Actes du Congrès national des sociétés savantes, 126).

[29]    Marcel Roncerel, « Les prestations de serment en 1790 et 1791 », Les Cahiers vernonnais », n° 7, avril 1974, pages 6-18.

        Dans son ouvrage Émile Sevestre compte une vingtaine de membres du clergé de Vernon embarquant en septembre 1792 à Dieppe pour l’Angleterre.

[30]   Michel Zylberberg, Une si douce domination. Les milieux d’affaires français et l’Espagne vers 1780-1808,                  Paris, Comité pour l’histoire économique et financière, 1993.

[31]    Archives nationales, M.C/ ET/CVIII/781 et Archives natioanles, M.C/ ET/CVIII/782.

[32]            Rue Servandoni, aujourd’hui dans le VIe arrondissement.

[33]    Michel Zylberberg, Une si douce domination. Les milieux d’affaires français et l’Espagne vers 1780-1808, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière, 1993.

[34]    Il s’agit de Nicolas Louis Guillaume d’Arnoult, avocat en parlement, conseiller du roi et notaire au Châtelet de Paris. Il a exercé du 8 octobre 1762 au 4 avril 1782 dans l’étude LXII, Archives nationales, salle de lecture virtuelle. Les répertoires ne mentionnent pas d’acte concernant Pierre Paul Pecquet pour la date ci-dessus. Peut-être la recherche doit-elle se porter vers les archives du Châtelet.

[35]    Césaire Augustin Gibert, né le 5 mai 1775 à Neufmontiers, aujourd’hui Chauconin-Neufmontiers (Seine-et-Marne) ; décédé le 12 juin 1850 à Paris.

[36]    La traduction a été effectuée le 19 floréal an V (8 mai 1797) par le citoyen Louis Mathieu Langlès (1793-1824), professeur interprète en langue orientale, conservateur des manuscrits orientaux de la Bibliothèque nationale.

[37]    Lüdge est une petite ville allemande de quelque 10 000 habitants située en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Sankt Kilians (Saint-Kilian) est une église paroissiale catholique de style roman, inscrite à la liste des monuments protégés et abritant des fresques datant du Moyen Âge.

[38]    Les termes « révérendissime » et « illustrissime » sont des titres d’honneur donnés principalement à de hauts dignitaires ecclésiastiques comme les évêques et les archevêques.

[39]            Aucune information ne permet de savoir qui est exactement ce prêtre portant un nom picard.

[40]            Érigé en 799 par le pape Léon III, le diocèse de Paderborn est un diocèse historique de Westphalie.


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